Nombreux sont les citoyens et citoyennes qui souhaitent s’engager dans des organisations non lucratives et démocratiques pour défendre un projet d’intérêt général. La plupart d’entre eux sont adhérents à une mutuelle et peu parmi eux, envisagent leur mutuelle autrement que comme une complémentaires santé. C’est en tout cas ce que nous avons observé lors d’un débat sur l’alimentation comme nouveau champ de la protection sociale, organisé le 21 janvier 2025 par l’Institut Montparnasse et la Chaire ESS de l’Université Lyon 2 à l’occasion duquel ces questions ont été posées.
Les spécificités mutualistes gagneraient pourtant à être connues tant il y aurait à faire dans les champs de la santé et de la solidarité. L’engagement existe mais ailleurs, ce qui devrait davantage sensibiliser les mutuelles sur la nécessité de réinventer l’esprit mutualiste. Preuve en est la vitalité des mouvements citoyens qui s’emparent de l’alimentation comme un sujet politique.
Qu’il s’agisse de la qualité de ce qu’on met dans l’assiette ou des risques sanitaires, sociaux et environnementaux que fait peser l’industrie agroalimentaire sur les populations, l’alimentation est tout à la fois déterminant de santé, marqueur des inégalités sociales et enjeu écologique. Depuis quelques années, elle est l’objet de nombreux projets d’innovation sociale, dynamique étudiée d’ailleurs par les chercheurs et chercheuses du projet PATES sous l’angle de l’existence en France d’une protection sociale alimentaire sous la forme d’un régime complémentaire sans régime de base.
Pour ne citer qu’un de ces mouvements, le collectif “Pour une Sécurité Sociale de l’Alimentation” expérimente des poches de socialisation de l’agriculture et de l’alimentation dans les territoires selon un processus démocratique. Ces projets reposent sur le triptyque responsabilité – libre adhésion – cotisation, des principes qui ont forgé l’identité de la mutualité, malgré son érosion au fil de temps.
Depuis 2016, les employeurs privés ont l’obligation de proposer et de prendre en charge à 50% une complémentaire santé pour leurs salariés, obligation généralisée en 2025 à la fonction publique. L’adhésion à une complémentaire dépend désormais essentiellement du choix l’employeur. Parallèlement, une série de lois entre 2005 et 2019 vient encadrer le panier de soins et le montant des remboursements pris en charge. Les mauvaises langues pourront qualifier les mutuelles de nouveaux prestataires de l’Etat.
Dans des temps pas si lointains, les adhérents des mutuelles cotisaient librement et volontairement et décidaient collectivement des risques pris en charge.
La nouvelle réglementation sur les complémentaires santé a eu le mérite d’élargir la base des bénéficiaires et l’encadrement des dérives des acteurs lucratifs dans le champ de la santé, mais elle a en même temps saboté la spécificité démocratique mutualiste et sa capacité à proposer une prise en charge affinitaire adaptée aux particularités des corps de métiers qu’elle couvrait. Si l’entreprise “complémentaire santé” est promise à un bel avenir, la spécificité mutualiste, elle, est en péril si elle n’est pas réinventée.
Les fragilités face à certains risques de la vie et les inégalités dans l’accès aux soins demeurent, indépendamment des réglementations.
Créer de la solidarité entre ses membres, partout où cette solidarité n’existe pas, voilà une mission mutualiste qui est loin d’être achevée. De nouvelles vulnérabilités vont voir ou voient déjà le jour à l’aune du changement climatique : précarité énergétique, logements sur des zones à risque, santé environnementale… en plus de l’augmentation des maladies chroniques et de la dépendance. Ces bouleversements ne relèvent malheureusement plus de l’aléa et les plus précaires en sont les premières victimes.
Inventer de nouvelles formes de solidarité est un enjeu de justice sociale. Des initiatives bénéfiques pour la santé voient le jour. Dans le champ de la santé mentale, les groupes d’entraide mutuelle (GEM) font exister des espaces d’expression de la citoyenneté pour les personnes atteintes d’un trouble ou d’un handicap. Dans le champ de l’alimentation, des acteurs œuvrent à la création de caisses ou de mutuelles qui garantissent l’accès à une alimentation de qualité pour toutes et tous (réunis dans le collectif national “Pour une Sécurité Sociale Alimentaire”).
L’alimentation intéresse particulièrement les mutuelles parce qu’elle fait peser un double risque sur les individus : si la qualité des aliments ingérés influe directement sur la santé, l’industrie de l’alimentation fait également peser des risques sanitaires, sociaux et environnementaux sur les populations.
Mais comment agir ? Pour les mutuelles, c’est toute une mécanique de protection qu’il faut repenser : passer de l’aléa face au risque à la solidarité face aux inégalités. Quant aux modalités de mise en œuvre, elles restent à définir.
Le savoir-faire mutualiste peut intéresser le collectif SSA, encore faut-il qu’il soit connu et reconnu. Les mutuelles ont su dans leur histoire coopérer avec des professionnels de santé et organiser des réseaux de soins accessibles financièrement dans les territoires souffrant d’une pénurie médicale. Le regard sanitaire des mutuelles sur l’alimentation est unique. Elles ont la capacité de structurer des réseaux entre producteurs et adhérents ou bénéficiaires de leurs structures sanitaires et sociales. Par l’effet des contrats collectifs, elles ont encore la capacité d’engager les acteurs avec lesquels elles ont des relations privilégiées (entreprises et organisations syndicales) dans des projets de mutuelles d’alimentation.
Réciproquement, elles auront intérêt à s’inspirer des initiatives citoyennes dans les territoires pour se réinventer, comme celle qui existe en Alsace avec les recherches et expérimentations en comptabilité écologique et les pratiques d’engagement et de démocratie pour le projet de mutuelle d’alimentation.
La logique économique de l’aide financière seule ne permettra sans doute pas à ces acteurs d’apporter une réponse soutenable à l’enjeu d’accès à l’alimentation. Bien que tout le monde soit touché, l’aléa est quasi nul sur la dépendance et les vulnérabilités environnementales touchent largement les populations les plus pauvres. La question qui se pose déjà pour le fonctionnement des mutuelles d’alimentation est bien : comment engager les plus riches dans un nouveau système de solidarité qui ne les concerne pas ?
La logique humaine de la mutualisation peut apparaître comme une alternative raisonnable.
Peut-être faudrait-il imaginer une mutualisation non financière, autrement dit penser à valoriser des apports qui ne soient pas des cotisations et des prestations qui ne soient pas des remboursements de soins ?
De ce point de vue déjà, il s’agirait de mieux faire reconnaître l’engagement des militants mutualistes dans des projets territoriaux de solidarité. C’est le sens du travail engagé par MGEN sur la Responsabilité Territoriale de l’Entreprise avec la chercheuse Maryline Filippi.
Cela n’est pourtant pas toujours reconnu par les acteurs du territoire, qui n’envisagent pas d’autre rôle que celui de mécène à la mutualité. Tout l’enjeu mutualiste est là : passer d’une logique financière à une logique humaine qu’il faut pouvoir mesurer. De ce point de vue, l’essor des monnaies locales est une tendance à étudier pour valoriser l’échange et le service rendu dans les territoires.