Marion Genaivre
Brève Philo :
Le mutualisme survivra-t-il à ses transformations ?
Si la question nous intéresse aujourd’hui, c’est que le modèle du mutualisme est confronté à des défis suffisamment significatifs pour qu’on s’inquiète de savoir si les transformations en cours se contenteront, comme les autres, de le faire simplement évoluer ou si elles préparent sa dissolution. D’une certaine manière, toutes ces transformations tiennent en une question éthique, que je formulerais ainsi : mutualisme de conviction et mutualisme d’opportunisme se vaudront-ils ?
La question me semble en effet s’imposer devant le double constat suivant : d’une part l’érosion du modèle mutualiste par le détournement et l’affaiblissement de ses valeurs et, d’autre part, le recul sensible de l’esprit militant depuis les années 1970-1980, du fait d’une montée de l’individualisme.
Si on veut aller très loin dans l’histoire, on peut dire que le tissu mutualiste s’organise dès le Moyen Âge à partir des confréries, des corporations et du compagnonnage. Ces trois formes
d’organisation ont jeté les bases des premières formes d’entraide. Ensuite, plusieurs familles de pensée ou tendances politiques ont conceptualisé des pensées et développé des actions
autour de la mutualité. Le mouvement mutualiste plonge ses racines dans des cultures très diverses, ouvrières et religieuses, et des courants de pensée parfois aux antipodes les uns des
autres. De ces différentes obédiences, le mutualisme contemporain a gardé 4 fondements idéologiques : l’ancrage territorial (et donc la proximité avec les sociétaires) ; la solidarité ; la recherche du service avant celle du profit ; la démocratie, symbolisée par le principe « un homme = une voix ».
Seulement voilà, face à l’apparition de la RSE hier, et de l’entreprise à mission plus récemment, certains s’inquiètent légitimement d’une forme de « banalisation » du modèle mutualiste. Cela étant dit, ce défi de se pérenniser sans trahir ses fondamentaux précède de loin les enjeux d’aujourd’hui. Car les processus d’institutionnalisation et de professionnalisation, par lesquels les mouvements mutualistes se sont structurés et qui les ont hissées au rang de leurs concurrents capitalistes, ne datent pas d’hier. Or ils posaient déjà l’enjeu de s’assurer que cette égalité de rang ne corresponde pas à une égalité de statut. Être moral n’a jamais dispensé d’être rentable, certes, mais l’enjeu est bien de rester rentable sans devenir immoral. Le mutualisme doit donc se garder du capitalisme, mais face à un capitalisme qui, lui, s’intéresse de près à certaines revendications et pratiques du mutualisme.
Les valeurs intrinsèques égalitaires de la mutualité
source : inventaire du poitou charentes
Ce qui nous ramène à une question d’éthique fondamentale, à savoir ce qui fait la valeur d’une valeur. Car c’est bien ce qu’il faut appréhender pour clarifier si ce que j’appellerais un « mutualisme d’opportunisme » est un problème pour les tenants d’un mutualisme de conviction. Face à cette question, une entreprise franchement capitaliste pourrait se revendiquer du pragmatisme, au sens philosophique du terme. Le pragmatisme considère que nos idées, et donc nos valeurs, ne sont rien en dehors de l’expérience. Leur vérité tient uniquement à leur utilité pour l’expérience du monde que nous sommes en train de faire. De ce point de vue, il n’y a pas, d’un côté, une valeur authentique et, de l’autre, une valeur instrumentalisée. Il n’y a que de l’utilité pour une fin visée. Utiliser une valeur mutualiste pour viser une fin capitaliste ne gênera donc pas l’opportuniste. Cela peut, en revanche, gêner le mutualiste convaincu. Mais, au fond, pourquoi ? Parce que ce détournement a un double effet pervers : il dégrade sa singularité, il brouille son identité et, ce faisant, en affaiblit la force ; et il fait reculer l’horizon de son idéal.
Y a-t-il quoi que ce soit que le mutualisme historique, de conviction, puisse faire ?
Oui. D’abord, s’assurer de ne pas se vider lui-même de ses convictions sous le poids des nombreuxdéfis à relever. Ensuite, se faire stratège où l’opportuniste, par définition, ne l’est pas.Retourner à son avantage la trajectoire qui est prise : laisser les nouvelles tendances s’occuperde donner de la visibilité aux messages mutualistes et, à l’écart du bruit, prendre soin d’ancrerplus profondément ses fondamentaux en reclarifiant ce qui est essentiel et ce qui estsecondaire ; travailler à l’excellence de son modèle en menant les réformes nécessaires (lessociétaires d’aujourd’hui n’étant plus les prolétaires d’hier) ; déconstruire ses propres mytheset ses propres discours pour repenser le concept de solidarité, aujourd’hui usé et connoté.
Usé parce que certains penseurs ont maintenant bien fait la démonstration que la solidarité est moins une valeur qu’une nécessité économique, sociale et politique. Solidaire vient du latin solidus, « solide » au sens littéral où on ne peut agir sur l’une des parties sans agir aussi sur les autres. Deux individus sont objectivement solidaires, si ce qu’on fait à l’un agit aussi inévitablement sur l’autre, ou si ce que l’un fait engage également le second. L’honnêteté intellectuelle devrait ici nous conduire à admettre qu’aucune solidarité n’est désintéressée. Être solidaire, c’est défendre ses propres intérêts mais avec d’autres. Les plus cyniques diront que c’est être égoïstes ensemble et intelligemment. Mais si la solidarité n’est effectivement qu’une sorte de socialisation efficace de l’égoïsme, alors c’est une véritable refondation qui attend le modèle mutualiste. Une révolution silencieuse qui, je crois, décidera de bien plus que de la survie d’un modèle mais engage le paradigme de la civilisation de demain.
Marion Genaivre
Le 25 mars 2021