La révolution « Big Data » concerne au premier chef l’assurance. Elle peut avoir des conséquences « révolutionnaires » : modifier la manière d’appréhender les risques et de les valoriser, transformer les techniques et les pratiques de mutualisation, modifier la nature des marchés d’assurances en changeant les conditions de la compétition et en permettant l’entrée de nouveaux acteurs.
Institut Montparnasse : En quoi les assureurs seront-ils impactés par la « révolution des données » ?
François Ewald : La révolution dans les technologies de production, de traitement et de stockage des données, connue sous le nom de « Big Data », ne peut qu’affecter les institutions et les entreprises d’assurances. Si l’on y regarde bien en effet, celles-ci sont d’abord des dispositifs de traitement de données. Aussi bien la révolution « Big Data » les concerne-elle au premier chef. Elle peut aussi avoir des conséquences « révolutionnaires » : modifier la manière d’appréhender les risques et de les valoriser, transformer les techniques et les pratiques de mutualisation, modifier la nature des marchés d’assurances en changeant les conditions de la compétition et en permettant l’entrée de nouveaux acteurs.
I.M : L’évolution du métier d’assureur a aussi une dimension politique et sociale
F.Ewald : Les pouvoirs publics manifestent une réticence certaine à voir les assureurs utiliser ces nouvelles ressources, comme si la révolution technologique allait leur donner une sorte de « trop » de pouvoir. La question est en particulier celle de la sélection des risques et du contrôle des comportements. Cette réticence sociale a commencé à inspirer le législateur. On peut constater en effet que, en même temps que de nouveaux ensembles de données devenaient accessibles, les régulateurs nationaux, comme le régulateur européen, ont entrepris de restreindre l’accès aux données pour les entreprises d’assurances au nom de principes comme la lutte contre les discriminations. C’est particulièrement vrai en matière de génétique.
I.M : Quels défis pour les assureurs ?
F.Ewald : La révolution des données lance ainsi plusieurs défis aux assureurs : un défi technologique et industriel, mais aussi un défi sociétal. Si les assureurs ne devaient chercher à utiliser les nouvelles technologies que dans le sens de l’intensification de la gestion des données actuelles (renforcer, affiner les pratiques de sélection), ils risqueraient de se heurter à de fortes résistances sociales, au développement de contre-pouvoirs sur lesquels les régulateurs ne manqueront pas de s’appuyer, accompagnées du sentiment qu’ils échouent à mettre les nouvelles technologies au service du bien commun. C’est un constat qui peut paraître étrange quand on observe par ailleurs combien nos contemporains se plaisent à être connectés, leur appétence, souvent imprudente et naïve, à bénéficier des opportunités du nouveau monde des données. Le vrai défi posé aux assureurs par la révolution des données est de savoir comment elles peut leur permettre de rendre de meilleurs services au profit des assurés. Le défi a la forme d’un paradoxe : l’usage traditionnel que font les assureurs des données fait que l’utilisation par l’assurance des nouvelles technologies risque d’être perçu comme une perte de valeur sociale de l’assurance. Si bien que, pour que l’utilisation des nouvelles technologies valorise l’assurance, il faudrait que celle-ci se renouvelle dans ses techniques et son organisation. La question posée aux assureurs est de savoir quel usage faire des nouvelles technologies qui leur permettent d’apporter une plus grande valeur sociale ?
I.M : Quelle mutation pour l’assurance ?
F.Ewald : On pourrait rassembler la série des déplacements induits par la révolution des données dans l’assurance et la régulation des données par un mot d’ordre qui s’énonce sous forme d’une provocation : AfterRisk . La révolution des données appelle à voir l’assurance au-delà du risque. L’assurance doit prendre conscience d’elle-même comme d’un agrégateur et d’un gestionnaire de données. L’assurance transforme des données en services de protection. Le service de l’assurance consiste en effet à isoler dans la masse des données disponibles celles qui ont un caractère prédictif et peuvent servir à organiser des services de protection contre les conséquences patrimoniales d’événements futurs. On a pris l’habitude de se focaliser sur la question des risques. Les données, désormais, débordent les risques. AfterRisk : parce qu’il faut à la fois réapprendre que la matière de l’assurance ce sont les données et reconnaitre que les techniques du risque, si intéressantes, si intelligentes, si efficaces dans un certain âge des données peuvent devenir des limites dans un autre.
I.M : Cet âge nouveau est-il celui de l’assurance des personnes, de la personne, plus que l’assurance des risques ?
F.Ewald : La révolution des données permet un déplacement remarquable dans l’appréciation des risques : le passage de la notion de risque comme événement à celui de risque de comportement. Jusqu’à présent, les risques, pour des raisons de difficulté d’accès aux données, étaient d’abord appréhendées par leurs caractéristiques objectives, à partir des événements qui en marquent la réalisation (tables de mortalité, statistiques d’accidents). On peut désormais les observer comme caractéristiques du comportement des agents. Avec ceci, en outre, que le traitement des données disponibles différencient et singularisent les comportements (et donc les risques associés).
I.M : La disponibilité de données à caractère personnel est-elle a priori défavorable à la mutualisation des risques ?
F. Ewald : La révolution des données ouvre peut-être ainsi une nouvelle étape dans l’histoire de la mutualité. On passe d’une mutualisation par le risque à une mutualisation par le partage des données. Que signifie en effet le principe de mutualité à l’âge des données ? Les données concernant chacun s’enrichissent de celle des autres et ceci en principe à l’infini dans la mesure où le partage des données engendre un surcroît de bien-être. On a longtemps pensé que les nouvelles technologies de l’information allaient renforcer les tendances à la démutualisation. Sans doute est-ce exact au regard du paradigme précédent des données, mais erroné au regard du nouveau. Le monde des données peut servir de support à une nouvelle théorie de la mutualité, assez proche de la théorie des commons, c’est-à-dire de ces biens qui se valorisent d’être partagés (Wikipedia).
I.M : Quelle vision d’avenir ?
F. Ewald : Les assureurs peuvent rater la révolution des données : il suffit qu’ils ne pensent qu’à tirer profit des nouvelles technologies sans avoir se préoccuper de changer de modèle. Le régulateur aussi, s’il s’en tient à une interprétation des principes et des règles de protection trop orthodoxe, qui ne tient pas compte de la nature, de l’usage, de la circulation des données et les formes de subjectivation qui caractérisent l’âge de multitudes. Big Data n’est pas seulement un défi pour les assureurs, c’en est un aussi pour le régulateur. Selon son interprétation des grands principes (prudence et protection), il permettra ou non à la profession de l’assurance les mutations qui permettront aux nouvelles technologies d’apporter le surcroît de bien-être qu’on peut en espérer.