Alain Melo

Quelle(s) relation(s) entre coopération et mutualisme ? Le cas de Saint-Claude (Jura)

Alain Mélo, historien, ancien archiviste de la Maison du peuple de Saint-Claude (Jura)

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Quelle(s) relation(s) entre coopération et mutualisme ? Le cas de Saint-Claude (Jura)

Cet article s’inscrit dans le cadre du Séminaire : histoire des Scop et Scic organisée en partenariat avec l’Institut Montparnasse, sous la coordination de Timothée Duverger, Maître de conférences associé, responsable du Master 2 ESS et de la Chaire Territoires de l’ESS à sciences po Bordeaux et membre du conseil scientifique de l’Institut Montparnasse.

1.
Le Jura – et particulièrement le Haut-Jura, région de Saint-Claude et Morez, qu’il est possible d’étendre aux environs de la ville d’Oyonnax (Ain) – présente une physionomie mutualiste particulière au moins depuis la fin du 19e siècle, lorsque les sociétés d’alimentation et les coopératives de production financèrent des groupements de sociétés mutuelles au profit de leurs membres associés, consommateurs ou travailleurs. À ce caractère, quasiment unique en France, Charles Gide donna le
nom d’École de Saint-Claude, pour le discerner de l’École de Nîmes dont il fut un des maîtres ; attribut perçu comme un peu pompeux pour les acteurs jurassiens eux-mêmes, et comme surfait pour certains militants de la coopération comme Jean Gaumont. Néanmoins, ce type de coopération entre deux courants plutôt bien distincts – en France tout du moins, où ils sont désormais rattachés aujourd’hui
sous la bannière de l’Économie sociale et solidaire – reste une caractéristique du mouvement jurassien. Cette coopération originale est issue de la sédimentation des lois proposées par les différents régimes qui gouvernèrent la France pendant tout le 19e siècle dans une sociologie spécifique des populations rurales et urbaines locales.

2.
Cette histoire s’inscrit dans le cadre administratif issu de la Révolution française : communes et départements. L’émulation sociale ne pouvait s’épanouir que dans ce découpage territorial, car il définissait dès lors les espaces d’encadrements des individus et des groupes sociaux. Dans le Haut-Jura et une grande partie du département, la sociologie de la population, produit de l’histoire s’avère caractéristique. Les communautés rurales se sont fondées sur des groupes familiaux
« associés » en groupes de « voisins » « solidaires » (quartiers de villages groupés, hameaux de petite taille). Cette morphologie sociale et ces pratiques in solido furent partagées par de nombreuses populations en Europe depuis le Moyen Âge. Mais ici, cette forme de « coopération » ou de « mutualisation » (avant la lettre) de « voisinage » a donné, par exemple, les « fruitières à comté », associations très anciennes de voisins qui définirent le lait de leurs vaches et de leurs chèvres comme bien commun pour une saison afin de produire un « fruit » (fructus) à haute valeur ajoutée, un fromage à
pâte pressée cuite. Cette sociologie rurale a aussi induit, à partir du 17e siècle, la morphologie du développement industriel : tourneurs, lapidaires, horlogers, cloutiers travaillaient dans le cadre de leurs familles élargies pour le compte de négociants urbains (Saint-Claude, Morez ; Oyonnax).

3.
Certaines lois de la seconde moitié du 19e siècle inspirèrent les habitants de ces territoires déjà « coopératifs », où la « mutualisation » était depuis longtemps inhérente aux groupes sociaux. La première loi sur les sociétés de secours mutuels (1852) entraîna une vague exceptionnelle de créations dans le département : dès 1859, en sept ans, 45% des communes (265 sur 580) hébergeaient une société de secours mutuels. Le modèle proposé par l’État rencontrait son public grâce aussi, disons-le clairement, à un préfet philanthrope, promoteur de la loi : le comte de Chambrun, qui fut aussi
fondateur du Musée social. Le développement apparaît étonnamment ample mais s’explique aussi parce que les sociétés de secours mutuels furent également promues par les maires (nommés par l’État) et les curés (nommés par les autorités religieuses), notables qui participaient obligatoirement à la création et présidaient à son fonctionnement – c’était imposé par la loi. Ces édiles – issus des sociétés locales
–constituèrent un puissant relais « philanthropique » sur le terrain. La loi de 1867 sur les entreprises à capital et personnel variable favorisa la création de « sociétés d’alimentation » à forme « coopérative », d’abord immédiatement et largement dans le bassin industriel de Montbéliard (Doubs), puis peu à peu, lentement, dans toute la région comtoise. Ces premières expériences furent l’œuvre d’industriels philanthropes – parfois d’obédience réformée et/ou francs-maçons – souhaitant associer les employés à la gestion de leur propre approvisionnement en denrées de première nécessité (pain, alimentation générale, pétrole pour lampes, charbon, etc.). La concentration des ateliers puis des usines impliquait le déplacement de la main-d’œuvre vers les centres urbains, la détachant des liens de voisinage et du mode de production domestique classique en milieu rural (potagers, élevage, bois). L’usage de l’épicerie, de la boulangerie ou de la boucherie gérées collectivement par les patrons des usines, leurs employés et leurs ouvriers, fidélisait cette main-d’œuvre et facilitait son installation dans les nouveaux quartiers urbains. La première société d’alimentation connue dans le Haut-Jura, et qui fut longtemps unique, n’apparût qu’en 1880-1881 parce que la centralisation industrielle urbaine ne s’imposa vraiment qu’à cette époque. L’évolution de la population de la ville de Saint-Claude est révélatrice de cette progressive concentration industrielle : entre 1851 (5897) et 1881 (8216), la petite cité recevait, en trente ans, 2 300 habitants en plus. Cette immigration fut le fait d’un exode rural régulier (la population crût jusqu’à dépasser les 13 000 habitants en 1926), les nouveaux habitants provenant essentiellement des montagnes voisines (Haut-Jura, Petite Montagne). Mais la ville ne s’urbanisait pas assez vite provoquant un entassement des familles déplacées dans logements anciens, petits, pas équipés. La Fraternelle fut l’œuvre de négociants philanthropes associés à des petits « fabricants » d’élite (sculpteurs, guillocheurs, ouvriers diamantaires), tous francs-maçons. Les buts de l’entreprise étaient « l’amélioration de la condition physique et morale des nombreux ouvriers de la ville » et la presse « bourgeoise » locale décrivait cette nouvelle société comme une « solution » au moins partielle à la « question sociale ».

4.
Suite à des conflits de classe survenus au sein de l’entreprise même, la faction socialiste prit le pouvoir en 1896 et imposa la fusion des deux idées, coopérative (association de consommateurs) et mutualiste (mutualisation des bénéfices pour la production d’un capital santé et vieillesse pour lesdits consommateurs associés). Les sociétaires allèrent encore plus loin dans la réforme sociale en collectivisant totalement l’entreprise, le faible contre le fort, interdisant tout partage d’un éventuel actif en cas de cessation d’activité, le laissant à une société de même type ou, le cas échéant, à la commune du siège, charge aux élus municipaux de transformer cet actif en œuvres sociales. La combinaison des deux « courants », coopératif et mutualiste, fut totale et opérationnelle avec la création en 1908 de la Mutuelle de la Maison du peuple – selon les nouvelles règles établies par la Charte de la Mutualité en 1898 – mutuelle qui, associée à d’autres sociétés de la région, contribua à l’ouverture de la Pharmacie mutualiste de Saint-Claude la même année. La Mutuelle de la Maison du
peuple collectait une partie des bonis de la coopérative d’alimentation La Fraternelle et les resservaient aux sociétaires en cas de maladie, d’abord, puis plus tard pour un départ à la retraite.

5.
Les nouveaux statuts de la société d’alimentation La Fraternelle (1896) firent « école » et plusieurs nouvelles sociétés les adoptèrent dès leur fondation : épiceries sociétaires (à Morez, par ex.) et associations de producteurs (tourneurs, plâtriers-peintres, cordonniers…), une des plus importantes réunit en 1898 des ouvriers diamantaires du bassin de Saint-Claude (La Société coopérative des ouvriers diamantaires de Saint-Claude et d’Avignon (Avignon était alors une commune de la périphérie de Saint-Claude, aujourd’hui rattachée.), alias Le Diamant). Plus tard, l’association, dans un atelier pipier, des patrons et des travailleurs, aboutit en 1908 à la création d’une coopérative de production, La Pipe, qui s’aligna sur les statuts de La Fraternelle et reçut de la coopérative d’alimentation, pour ses premiers investissements, un prêt sans intérêt remboursable « si possible. » L’Assemblée générale décida alors d’ouvrir rapidement plusieurs « caisses philanthropiques » (santé, retraites, aides financières aux ménages, etc.) destinées à recevoir une partie des bénéfices de l’entreprise au profit des travailleurs associés, quelque soit leur emploi.

6.
La sécurité sociale, créée par ordonnance à la fin de l’année 1945, impliqua de revoir le système développé autour de La Fraternelle. Les mutuelles se muèrent en « complémentaires » avec versements individuels volontaires. Peu à peu, et surtout dès 1966 à la faveur de fusions coopératives avec des sociétés non alignées sur « L’École de Saint-Claude » comme la Fourmi de Cuiseaux (Saône-et-Loire), La Fraternelle, devenue Les Coopérateurs du Jura, abandonnait les bonis sociaux au profit des « points coop », ristourne sociétaire pratiquée par l’ensemble des coopératives de consommation en France. Le réseau national des coopératives de consommation (FNCC) se plaignait déjà de « l’exception » san-claudienne depuis les années 1950, la trouvant « compliqué ». En 1972, le Conseil d’administration puis l’Assemblée générale des Coopérateurs du Jura votaient la clôture de la Mutuelle de la Maison du peuple, se détachant du lien qui avait fait la spécificité de ce courant coopératif et mutualiste. Toutefois, dans les années 1980 et 1990, les anciens coopérateurs (anciens employés ou simples sociétaires) étaient encore bien souvent administrateurs de la société mutuelle locale bientôt devenue Amellis mutuelles.

7.
Alors que le 19e siècle se débattait avec diverses problématiques politiques et sociales avec beaucoup d’inventivité, questions partagées ou souhaitées par les divers groupes sociaux qui se construisaient ou se reconstruisaient sur le territoire national, dans un contexte nouveau créé par la Révolution française et ses suites, l’État légiférait pour valider les expériences de terrain, ou assouplissait des lois qui facilitaient finalement l’essor sociétaire. Des groupes de pression principalement philanthropiques agissaient souvent en sous-main pour faire aboutir ces nouvelles règles d’association, de solidarité, afin de favoriser l’avènement et l’adoption par toutes et tous de l’idéologie capitaliste. A Saint-Claude, le mouvement animé autour de La Fraternelle souhaitait réformer la société en profondeur en réorganisant la circulation de l’argent et des biens : les gains sur le travail et sur la consommation devaient revenir de fait aux producteurs et aux consommateurs, soit en cas de nécessité absolue (mutuelle de santé, caisses de retraite), soit au quotidien (nourriture, habillement, logement, sport et
loisirs, culture). 

Bibliographie

  • Amélie Artis, Anaïs Bovet & Alain Mélo, « Les coopératives de consommation et le tournant de la modernité dans les années 1960. L’exemple des Coopérateurs du Jura et des Coopérateurs de Haute-Savoie », dans Alexia Blin, Stéphane Gacon, François Jarrige et Xavier Vigna (dir.), L’utopie au jour le jour. Une histoire des expériences coopératives (XIX e -XXI e siècle), Nancy, Arbre Bleu éditions, 2020, p. 291-302.
  • Stève Desgré & coopération de Alain Mélo, Amellis mutuelles. Histoire de la mutualité dans le Jura, Saint-Claude, Amellis mutuelles, 2008.
  • Michel Dion & Michelle Dion-Salitot, La crise d’une société villageoise. Les survivanciers, les paysans du Jura français (1800-1970), Paris, Anthropos, 1972.
  • Thomas figarol, Les diamants de Saint-Claude. Un district industriel à l’âge de la première mondialisation (1870-1914), Tours, Presses universitaires François Rabelais, 2020
  • Alain Mélo, Une maison pour le peuple à Saint-Claude, Saint-Claude, La Fraternelle, 1995.
  • Alain Mélo, Fruitières comtoises. De l’association de voisins au système industriel localisé, Morre/Poligny, FDCLs Doubs/Jura, 2012.
  • Alain Mélo (éd.), Utopie et entreprise. Imaginaires et réalités de la coopération ouvrière en Europe du XIXe au XXIe siècle, Besançon, Presses Universitaires de Franche-Comté (Coll. Annales littéraires ; Série Historiques),
    2015.
  • Alain Mélo, « Fruitière(s) et Fraternelle(s). Deux institutions comtoises historiques d’économie sociale “côte à côte” (1880-1980) », dans Olivier Chaïbi, Timothée Duverger et Patricia Toucas-Truyen, (Re)Penser l’histoire de l’ESS. Approches et historiographie, Nancy, Arbre bleu Éditions (coll. « L’écho social et solidaire »), p. 233-244.

  • Jean-Marc Olivier, Des clous, des horloges et des lunettes. Les campagnards moréziens en industrie (1780-1914), Paris, Éditions du CTHS, 2004.

  • Michelle Salitot, Héritage, parenté et propriété en Franche-Comté du 13e siècle à nos jours, Paris, éd. A.R.F., L’Harmattan, 1988.
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