Mutualité et coopération, des relations oubliées ?

Charlotte Siney-Lange, historienne, est membre du Conseil Scientifique de l’Institut Montparnasse. Elle enseigne à l’URCA, à Paris I et à l’université du Maine. Elle est également chercheure associée au Centre d’histoire sociale des mondes contemporains. Elle est l’auteur de A l’initiative sociale, les grands combats de la MGEN (Paris, Presses du Châtelet, 2015) et de La Mutualité, grande semeuse de progrès social (Paris, La Martinière, 2018).

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Mutualité et coopération, des relations oubliées ?

Cet article s’inscrit dans le cadre du Séminaire : histoire des Scop et Scic organisée en partenariat avec l’Institut Montparnasse, sous la coordination de Timothée Duverger, Maître de conférences associé, responsable du Master 2 ESS et de la Chaire Territoires de l’ESS à sciences po Bordeaux et membre du conseil scientifique de l’Institut Montparnasse.

L’histoire de la mutualité et de la coopération, longtemps « négligée » (1), commence
aujourd’hui à rattraper un retard d’autant plus paradoxal qu’il s’agit des mouvements sociaux les plus anciens de notre pays. Force est néanmoins de reconnaître que les liens potentiellement entretenus par ces organismes demeurent une page quasiment blanche de cette historiographie. Plus globalement, les liaisons internes à l’économie sociale et solidaire (ESS) n’ont fait l’objet que de trop rares travaux.

En 2020, une communication réalisée lors du colloque international sur l’histoire de
l’ESS a permis de pointer la rareté des recherches menées sur les interactions entre mutualité et coopération (2) . Des expériences intéressantes ont pourtant été mises à jour, qui remettent en cause l’idée communément admise d’un fonctionnement cloisonné, jusqu’aux années 1970 au moins, entre mouvements mutualiste et coopératif, conforté par la structuration étanche établie au niveau national. Sur le terrain, des initiatives, dont on ignore encore le nombre, s’efforcent de longue date de sortir de leurs cadres respectifs en unissant leurs forces avec d’autres acteurs de l’ESS, notamment au travers d’œuvres sociales. Citons en premier lieu l’école de Saint-Claude (Jura), souvent présentée comme atypique en raison des rapports étroits et précoces noués entre la coopérative d’alimentation, créée en 1881, et les réalisations mutualistes qui lui sont associées : la pharmacie mutualiste, fondée en 1907, est progressivement complétée par un ensemble de services de plus en plus complets – caisse chirurgicale, pouponnière, service de radiologie, de prothèse dentaire, dispensaire médical et laboratoire d’analyses (3).

Si le cas très spécifique de Saint-Claude est généralement considéré comme exceptionnel en France, d’autres exemples de « modèles “mutualo-coopératifs” » (4) démontrent que des efforts de concertation sont menés de longue date entre les mutuelles et leurs cousines coopératives. Beaucoup de ces expériences s’inspirent du modèle belge incarné par la coopérative Voorhuit de Gand : fondée en 1880, elle réunit des initiatives coopératives, mutualistes, syndicales et associatives. Ce modèle essaime en France à la fin du XIXe siècle, en particulier dans le nord, du fait de la proximité géographique de la région, par ailleurs au cœur d’une immigration massive d’ouvriers belges (5) . Mais on le retrouve également en région parisienne, à Puteaux, où la coopérative de consommation la Revendication, formée en 1866 entre les ouvriers teinturiers de Puteaux et des alentours – Suresnes, Clichy et Courbevoie –, s’associe en 1903 à une société de secours mutuels, dotée d’une pharmacie et d’un dispensaire
ouverts aux coopérateurs. Il en va de même à Troyes, où la coopérative de consommation la Laborieuse, créée en 1886, fonde une société de secours mutuels vouée à la gestion de services médicaux et pharmaceutiques. Les deux pharmacies mutualistes, installées au cœur de Troyes (1909) puis à Sainte-Sabine (1934) seront bientôt enrichies par des services culturels, sportifs et de vacances.

Une troisième expérience originale, mais plus méconnue encore, nous est révélée par
les archives de l’Union ouvrière de Limoges, une société anonyme au capital et au personnel variable, née en 1913 sous les auspices de Jean Rougerie. Le parcours atypique de ce militant, à la fois syndicaliste, mutualiste, coopérateur et politique, favorise le partenariat inédit qui s’établit alors entre les trois mouvements sociaux du département. La société est en effet ouverte à tous les groupements de types mutualiste, coopératif ou syndicaliste de la Haute-Vienne, afin de créer et de gérer ensemble un dispensaire destiné aux « ouvriers syndiqués, mutualistes, coopérateurs et à leurs familles » (6). L’œuvre, qui vise à procurer à la population ouvrière des soins médicaux et chirurgicaux qualitatifs aux tarifs les plus abordables, s’inscrit tout autant dans l’ambition de démocratisation des soins portée par la mutualité que dans la
lutte pour la justice sociale revendiquée par le syndicalisme.

L’Union ouvrière remporte d’emblée l’adhésion de 45 sociétés de secours mutuels, de
17 syndicats professionnels, de six coopératives de production et d’une coopérative de
consommation qui s’en répartissent les parts sociales. Tombé dans l’oubli du fait de
l’éclatement de la guerre, le projet est réactivé dès 1918 grâce au départ de la Croix rouge américaine, qui abandonne des bâtiments hospitaliers et un important matériel médical à la ville de Limoges. D’emblée, la gestion en est déléguée à l’Union ouvrière, qui trouve ainsi les moyens de mettre à exécution son projet. Mis en route en 1919, le dispensaire restera en fonctionnement jusqu’à la fin des années 1970, avant de passer sous statut associatif. En dépit de péripéties juridiques incessantes et de rapports plus que houleux entre ses actionnaires, l’Union ouvrière de Limoges donne la preuve des liens solides, et durables, qui unissent les deux « sœurs de l’économie sociale ». (7)

Cette présentation s’achèvera sur le monde enseignant, qui constitue un dernier
exemple, plus tardif mais tout aussi révélateur des relations tangibles existant entre mutualité et coopération. Dès la fin du XIXe siècle, la « galaxie » (8) enseignante s’organise au sein d’un vaste tissu associatif, coopératif et mutualiste. Souvent liés au syndicalisme enseignant, ces organismes « conformes aux idéaux laïques des pionniers républicains » (9), en font un microcosme d’autant plus riche qu’il est progressivement parachevé par un panel de structures sans cesse plus complet. Au-delà de la mobilisation pour la défense professionnelle, portée par le mouvement amicaliste, bientôt relayé par de puissants syndicats – notamment la Fédération de l’Education nationale (FEN) et le Syndicat national des instituteurs (SNI) –, c’est la totalité de l’existence de l’instituteur (10) qui est ciblée : santé, retraite, assurance des biens, consommation, loisirs, culture, vacances, finances, etc.

Ces organisations, foisonnantes et dynamiques, sont unies par des liens de filiation
étroits : ainsi, le Groupement des campeurs universitaires (GCU) est-il le fruit de militants de la MAAIF en 1937. Dix ans plus tard, la naissance de la célèbre coopérative de consommation CAMIF (Coopérative d’achats des adhérents de la Mutuelle des instituteurs de France) dans le giron de la MAIF témoigne plus encore de la particularité de ce milieu enseignant, dans lequel les frontières entre mouvements coopératif, mutualiste et associatif sont beaucoup moins nettes que dans le reste de l’ESS. Par la suite, la MGEN, elle-même fille du syndicalisme enseignant, est à l’origine de la création de plusieurs organismes historiques du monde enseignant, à l’image de l’ADOSEN (Association des donneurs de sang de l’Education nationale), fondée en 1962 pour promouvoir le don du sang auprès des personnels de l’Education nationale. En 1972, le charismatique Denis Forestier, ancien « patron » du SNI devenu président
de la MGEN, parvient à rassembler l’ensemble de ces organisations au sein du Comité de coordination des œuvres mutualistes et coopératives de l’Education nationale (CCOMCEN) : outre son caractère précurseur au sein d’une économie sociale à l’époque balbutiante, le CCOMCEN s’en distingue par une conception très particulière de l’ESS, intégrant le monde syndical. Source de fascination autant que de critiques, cette « forteresse enseignante » (11) s’impose comme un acteur socio-économique et politique de poids, avant l’explosion de son pilier syndical, la FEN, au début des années 1990. Mais la dynamique de l’écosystème « Education nationale » demeure aujourd’hui vivace au travers de l’ESPER (l’Economie sociale partenaire de l’Ecole de la République), qui a repris depuis 2010 le flambeau de la mobilisation enseignante, recentré sur la promotion de l’ESS à l’école.

Ces liens entre coopératives et mutuelles semblent particulièrement importants jusqu’à la Grande Guerre, avant de régresser, puis de connaître un nouvel essor à la fin des années 1970, au moment de l’émergence du mouvement de l’économie sociale, relayé vingt ans plus tard par l’ESS. Ce bref aperçu historique permet de considérer les relations entre mutualité et coopération sous un jour nouveau, et appelle une recherche approfondie, au niveau à la fois régional et socioprofessionnel. Se pose aussi la question des motivations de ces acteurs – et actrices, trop peu nombreuses ! – mutualistes et coopérateurs à s’engager dans des réalisations conjointes : s’agit-il d’opportunités conjoncturelles, destinées à contourner des obstacles juridiques, et notamment l’interdit opposé aux organismes coopératifs français à gérer des œuvres sociales telles que des pharmacies ? Ou peut-on évoquer un véritable projet politique, aspirant à décloisonner des mouvements évoluant trop souvent en vase clos, pour améliorer le bien-être de leurs membres ?

(1) Michel Dreyfus, « Mutualité et coopération : une histoire par trop méconnue », Cahiers d’histoire. Revue
d’histoire critique [En ligne], 133 | 2016, mis en ligne le 01 octobre 2016, consulté le 02 septembre 2024.
(2) Charlotte Siney-Lange, « Les œuvres sociales, un vecteur d’unité dans l’ESS ? », in Olivier Chaïbi, Timothée
Duverger et Patricia Toucas-Truyen (sdir), (Re)penser l’histoire de l’ESS, Nancy, l’Arbre bleu, 2024.
(3) Stève Desgré, « L’alliance originale de La coopération et de La mutualité : L’école de Saint-Claude », Recma
n° 327, janvier 2013. Voir aussi S. DESGRE, A. MELO, Amellis, histoire de la mutualité dans le Jura, Saint-
Claude, Amellis Mutuelle, 2010.
(4) Charlotte Siney-Lange, « Les œuvres sociales, un vecteur d’unité dans l’ESS ? », op. cit.
(5) Cette piste de recherche mériterait d’être confirmée par des travaux historiques.
(6) Statuts de l’Union ouvrière de Limoges, 1913.
(7) Stève Desgré, cité par Charlotte Siney-Lange, « Les œuvres sociales, un vecteur d’unité dans l’ESS ? », op. cit.
(8) André Henry, Serviteurs d’idéal, Paris, FEN, 1985 (deux tomes).
(9) Charlotte Siney-Lange, Quand l’utopie est la vérité de demain : du CCOMCEN à l’ESPER, Nancy, L’Arbre
bleu, 2021.
(10) A l’origine, ces structures concernent essentiellement le premier degré, avant leur ouverture à l’ensemble des
personnels de l’Education nationale.
(11) Véronique Aubert et al., La forteresse enseignante. La Fédération de l’Éducation nationale, Paris, Fayard,
1985.

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