Jean Louis Bancel
Jean Louis Bancel, Président de Coop FR, Président de la fondation du Groupe Crédit
Coopératif, membre du conseil d’administration de l’Alliance Coopérative Internationale et
Président de la mutuelle Centrale des Finances
Les entretiens de l'IM
Les entretiens de l'IM (Institut Montparnasse) ont pour but de donner la parole à un acteur du monde mutualiste, ou plus largement de l'ESS afin d'avoir un panorama de notre actualité. C'est Jean Louis Bancel, président de Coop FR qui accepte aujourd'hui de répondre à nos questions dans cet entretien.
Jean-Louis Bancel vous avez occupé de nombreux postes et rempli de nombreuses fonctions qui vous ont conduit du Trésor public au monde de l’assurance, des mutuelles puis à celui de la banque. Ce parcours vous a permis d’approcher et même d’embrasser, comme vous le dites dans une récente interview, le monde coopératif. Quel est votre point de vue sur l’état de la démocratie participative dans les organisations de l’économie sociale et solidaire ?
L’état des lieux est divers car le monde coopératif est fait de petites entités comme de très grands groupes à l’échelon français et bien plus encore à l’échelon international. Il y a donc de nombreuses strates.
Or on n’exerce pas de la même façon la démocratie dans une petite mutuelle ou dans un groupe de dimension internationale. Vous avez utilisé un qualificatif très important « la démocratie participative. » Le monde coopératif, mutualiste, est apparu dans le courant du 19e siècle au moment où la démocratie politique représentative s’est mise en place. Les structures coopératives, les structures mutualistes ont été à cette même période des laboratoires de démocratie. Ça a été le fruit d’une construction, qui a certes varié d’un pays à l’autre, mais qui se résume par cette expression aujourd’hui très traditionnelle qui est « une personne une voix ».
J’utilise toujours ce terme « une
personne une voix » parce qu’historiquement on disait « un homme une voix. » Au 19e siècle, seuls « les humains du genre homme » avait le droit de s’exprimer. C’est un point qui mérite attention, parce que dans le même temps, dans les mutuelles, les femmes occupaient une place particulière.
De même que les mineurs qui avaient le droit d’adhérer sans l’autorisation des parents. Ces outils étaient déjà des outils d’émancipation. Pour revenir sur « une personne une voix » on a trop tendance à l’avoir réduit, dans le monde politique, à l’expression par le vote, et c’est là où, pour ma part, je demande qu’on fasse des différences entre la démocratie participative politique et la démocratie participative entrepreneuriale.
Le monde politique est celui de la joute oratoire mais une fois qu’on s’est amusé à se dire l’un blanc l’autre noir on s’arrête là. Dans une dimension entrepreneuriale, ce qui est le cas pour une mutuelle ou pour une coopérative, voire pour bons nombres d’associations d’ailleurs, la finalité est l’action.
Et j’ajoute que tout ce qui se passe actuellement avec les nouveaux outils d’échanges, de communication, et les remises en cause de la démocratie représentative à l’échelon politique, a aussi un impact pour nos entreprises coopératives et mutualistes. Dans le schéma historique, la structure souveraine c’est l’assemblée générale, le peuple des adhérents s’y exprime.
Pendant longtemps on était dans des petites structures, dans une démocratie qui ressemblait à celle des cantons suisses, c’est-à-dire que l’assemblée générale délibérait des choses importantes et essentielles et confiait à des gens élus la responsabilité d’assurer la mise en œuvre. Petit à petit ces structures ont grandi, se sont renforcées et ont embauché des collaborateurs. Et le sujet de fond de la démocratie coopérative ou mutualiste s’est déplacé. Il ne s’agit plus simplement de savoir s’il y a assez de choses qui se passent en assemblée générale ou si le Conseil d’Administration délibère sur assez de points, mais comment ça se passe entre les élus, ceux qui ont un pouvoir confié par les adhérents, et les gestionnaires, qui, eux, sont là théoriquement par délégation mais qui en fait occupent le quotidien. C’est ça la difficulté de la démocratie entrepreneuriale.
Coop FR, la voix des 23 000 entreprises coopératives françaises
Contre ces deux familles qui doivent effectivement trouver le bon mode d’action il y a les adhérents. Est-ce qu’il n’y a pas une évolution notable dans l’état d’esprit justement des adhérents ?
Évidemment parce qu’on ne naît pas adhérent, on le devient. Le principe de la liberté
d’adhésion est un point clé dans le système coopératif ou mutualiste tel que nous le
concevons.
Nul n’est obligé de s’engager dans une coopérative ou dans une mutuelle. Ce fut d’ailleurs un grand sujet de débat, après la révolution bolchévique, quand le système
stalinien a récupéré le concept « coopératif » pour le rendre obligatoire. Ce qui est une
opposition formelle avec le premier principe coopératif. Donc pourquoi adhère-t-on ? parce qu’on a des besoins ? pour faire bouger le monde ? C’est ce qu’on appelle « la double qualité » : je viens d’abord en consommateur parce que j’ai besoin d’une protection d’assurance, d’un paquet de pâtes ou qu’importe dans ma coopérative de consommateurs mais on me propose à ce moment-là d’aller un pas plus loin, et de devenir un acteur en devenant adhérent.
On en a un exemple avec les nouvelles formes de coopératives de consommateurs, comme « La Louve », où le consommateur va donner de son temps pour balayer le magasin, pour mettre les cagettes en rayon, et cetera. On a la parfaite illustration de ce qu’est la double qualité : je suis là comme client mais aussi comme engagé au service de ma coopérative. Et ça n’est pas qu’une question d’apport de capital, j’apporte de mon temps, j’apporte de mon engagement. Or aujourd’hui cela devient parfois plus distant, plus compliqué parce que l’argent prend une place importante et on a tendance à oublier qu’il y a d’autres manières de s’engager « au service de l’intérêt collectif » de sa mutuelle ou de sa coopérative que de simplement y mettre de l’argent.
La Louve est le premier supermarché coopératif et participatif de Paris, à but non lucratif et géré par ses membres
Alors vous l’avez dit, les organisations, ont grossi, elles ont peut-être moins bien communiqué ou la communication est moins bien passée auprès de leurs adhérents.
Est-ce que, pour vous, il y a un sujet d’éducation à re-questionner de façon à recréer du lien ? on va dire même de l’intelligence entre le système et ceux qui « consomment » ?
C’est intéressant parce que vous êtes dans un schéma qui a sa place mais je préfère
l’inverser. « Quand peuple vote mal, faut-il dissoudre le peuple ? » Non. Et ce n’est pas parce que les gens ne consomment pas « bien » qu’il faut forcément les éduquer.
D’ailleurs, ce sont peut-être les dirigeants, et en particulier les dirigeants permanents de la structure, qu’il faudrait éduquer. Parce que leur but c’est d’abord de satisfaire les besoins et les aspirations des adhérents. Donc avant de se dire qu’il va falloir leur apprendre à bien décider, il faut aussi que les dirigeants se mettent davantage à l’écoute des adhérents.
Ils répondront qu’ils ont un mandat de « bonne gestion ». Mais qu’est-ce que la bonne gestion ? qui décide de ce qu’est la bonne gestion ? Normalement c’est l’assemblée générale. Alors ce que répondent les permanents c’est qu’ils sont là « pour assurer la durabilité de la structure » et que s’ils suivent les aspirations des consommateurs du « meilleur rapport qualité-prix » à la fin la structure ne va pas durer. Mais ce qu’on a vu dans l’histoire c’est parfois le contraire.
Je vais vous citer un exemple où la réponse donnée n’était pas la bonne. Le Fonds Monétaire International avait publié un an avant la grande crise de 2008, un rapport sur les banques coopératives en Europe. Un rapport qui disait que les banques coopératives européennes accumulaient trop d’argent et trop de capital. Une conclusion assez étonnante alors qu’il a fallu augmenter le capital des banques pendant la crise… Mais là où le rapport touchait un point clé c’est que les adhérents n’ont plus de contrôle sur ses réserves accumulées et ne savent pas à quoi elles servent. Le FMI proposait donc de nommer des administrateurs indépendants, ce qui me semble être aux antipodes de la bonne solution. A mon avis il faut redonner le pouvoir aux adhérents de s’opposer à l’accumulation d’argent.
Donc, oui à l’éducation mais peut-être pas dans le sens où vous l’avez évoqué. D’autant plus qu’il y a aujourd’hui un risque d’isomorphisme, le fait que les dirigeants permanents des mutuelles, des coopératives sont aussi jugés par leurs pairs, leurs confrères des autres structures qui n’ont pas forcément les mêmes finalités et on les ramène à l’aune de la bonne gestion et entre autres de la bonne gestion financière. S’ils sortent de « moins bons » résultats que leurs confrères ils vont être désavoués. Or si leurs clients sont satisfaits, même avec des niveaux de résultats plus faibles – ce qui est normal puis qu’il n’y a pas de dividendes dans une mutuelle ou dans une coopérative – le système devrait pouvoir l’accepter. Mais les dirigeants circulant d’une structure à l’autre ils emportent à la semelle de leurs souliers, ce concept de comparabilité et donc d’isomorphisme…
Avant de passer et d’évoquer les pistes possibles pour faire vivre cette démocratie et lui permettre d’évoluer dans le sens de ce qu’on de ce qu’on souhaite, un mot peut être sur le « leader ». Vous l’avez évoqué lorsque nous avons préparé cette interview et vous l’avez associé à cette question de la participation. Alors c’est quoi un bon leader, quelles sont les limites du leader dans ce type d’organisation ?
On pourrait retourner à Max Weber et la définition classique de l’autorité versus le pouvoir. Mais prenons plutôt la question « quelle est la responsabilité des dirigeants ? »
C’est à la fois de s’assurer que les équipes permanentes font tourner correctement la maison et surtout de faire partager aux adhérents, aux collaborateurs, une stratégie. Et pour moi, il y a d’un côté le rôle des présidents et celui des directeurs généraux, et comme j’ai eu cette chance d’être et directeur général et président, je connais les joies et les peines de chacune de ses
responsabilités. Pour ce qui est du dirigeant élu, président ou présidente, il faut avoir la capacité d’anticiper, de faire valoir ce que l’on pourrait faire, de faire émerger ou de transformer des utopies – c’est un mot que j’ai souvent utilisé dans ma carrière professionnelle – en réalité.
Mais les utopies ne sont pas des rêves, ce sont des projets auxquels on va donner corps progressivement. Et puis il y a le dirigeant du quotidien, qui est le directeur général.
Et le président et le directeur général doivent ensemble convaincre les salariés.
Et dans le type de systèmes complexes qui sont les nôtres, aux horizons temporels différents, aux publics d’adhérents et de salariés différents, la responsabilité du dirigeant, du leader, c’est de faire converger les intérêts.
Et c’est en ce sens que c’est différent de la démocratie politique : c’est à dire qu’on peut ne pas être d’accord au sein d’un conseil d’administration mais le travail du dirigeant ça va être d’essayer de faire en sorte que, petit à
petit, tout le monde, un maximum de gens, arrive à converger.
C’est ça le point clé pour moi : faire converger les intérêts mais accepter que, parfois, il va y avoir une minorité en opposition. Il importe aussi à ce moment-là, lorsque le débat a eu lieu, que le vote a eu lieu, que tout le monde s’y plie. Ce n’est pas « on va faire la guérilla puis après j’attendrai le prochain tour des élections pour essayer de reprendre le pouvoir à ta place. » Ce n’est pas le sujet dans une entreprise en tout cas.
Justement en revenant sur la question du futur comment faire évoluer ses structures avec ce souci d’une démocratie bien vécue, qui a du sens ?
C’est là l’atout des moyens contemporains.
La première chose c’est faire en sorte que l’on développe ce que j’appelle « une démocratie du quotidien. » Ce n’est pas « une fois par an je te convie à l’assemblée générale » si en plus à l’assemblée générale c’est pour voter 4 mois ou 5 mois plus tard sur des comptes qui sont déjà clos, ça n’a pas beaucoup d’intérêt.
Rendre des comptes c’est important mais ça ne suffit pas. Il faut donner du contenu à l’assemblée générale et c’est pour ça que, dans ma mutuelle, on s’attache à faire voter tous les ans, au délégué, à l’assemblée générale, l’évolution des prestations et des cotisations. Ce sont eux qui en décident, pas le Conseil d’administration. Il y a des débats, mais c’est très bien. La démocratie du quotidien, c’est de donner des occasions d’échanges avec les adhérents.
Alors il y a les vecteurs classiques qui sont très importants, du type les magazines ou newsletters, mais il faut aussi pouvoir utiliser des mécanismes remontants.
Je pense qu’on devrait même inventer des choses qui vont plus loin comme des capacités d’interpellation des adhérents.
Alors ils le font parfois en écrivant, or très souvent ce sont ceux qui ne sont pas contents qui écrivent.
Donc il faut trouver des solutions pour essayer d’aller chercher ceux qui ne parlent pas. Et pour revenir sur le leader, parfois son boulot c’est d’entendre ce que les gens ne disent pas.
Et c’est donc très important, je pense, pour nos structures d’aller dans des assemblées générales déconcentrées, de rencontrer les adhérents, de créer des événements de rencontre. Il ne faut certes pas oublier que ce sont des lieux où tous les jours il faut que « ça produisent » et on ne peut donc pas être en débat perpétuel, mais il faut trouver des mécanismes de débat et pour ça on a certainement des progrès à faire en utilisant les moyens techniques contemporains.
Aujourd’hui n’y a-t-il pas un terreau plutôt favorable à ce maintien, ce soutien ou ce
développement de la démocratie participative ? On parle des systèmes coopératifs, des territoires, on vient de vivre – et on vit encore une période inédite – une pandémie, qui nous a fait tous nous requestionner sur le sens donné aux choses et on entend même du côté par exemple de la grande distribution un sujet autour des circuits courts, de comment recréer du lien entre les uns et les autres. N’est-ce pas un moment idéal pour des structures comme les vôtres – alors je vais utiliser une expression qui ne vous va pas du tout mais – « de frapper un grand coup » ?
Je crois beaucoup aux vertus des petits actes.
Il faut, pour maintenir la confiance, essayer d’utiliser avec intelligence un des principes classiques de nos univers, le principe de subsidiarité : de laisser au bon échelon les prises de décision. C’est parfois un peu compliqué en France, car si les Français tiennent beaucoup à la question de diversité territoriale ils sont encore plus épris d’égalité.
Alors est ce qu’il faut que ça se passe pareillement à Lille à Marseille et au fin fond de mon village en Lozère ? c’est un vieux débat. A partir du moment où on arrive à construire un système de confiance, on doit pouvoir laisser des marges de manœuvre. On peut voir dans nos grandes mutuelles françaises des différences de vision, certaines sont plus déconcentrées que d’autres, d’autres ont des modèles plus fédératifs… mais je pense que le principe de subsidiarité est primordial pour vaincre la tendance à la centralisation à la française. Jacobinisme d’autant plus douloureux que la bureaucratie s’y développe fortement.
Vous revenez de Séoul, est-ce qu’il y a des exemples ou des bonnes sources d’inspiration à citer et dont on doit s’inspirer, dont on peut s’inspirer, en France ?
D’abord il faut savoir que la France est un grand pays coopératif et mutualiste et que
souvent nos collègues étrangers nous considèrent un peu comme un pays de Cocagne.
Mais il y a des choses à regarder dans d’autres pays chez nos voisins italiens, parfois nos amis anglais. L’Amérique latine a une approche intéressante mais très marquée par une culture latino-américaine assez distanciée de la nôtre.
Ce que je retiendrai c’est l’innovation, et pas simplement l’innovation technologique : c’est l’innovation sociale, c’est l’innovation de gouvernance. On s’est interrogé au Congrès mondial des coopératives sur le renforcement de notre identité.
Comment rendre plus visible, plus perceptible, plus adaptée à notre époque, l’identité coopérative ? Si les principes coopératifs sont universels, ils ne sont pas éternels. Il faut donc ouvrir de nouveaux champs.
On fait, par exemple, émerger des concepts de coopérative de données ou apparaître des plateformes coopératives… C’est l’innovation qui va nous emmener à l’aune de ce que nous voulons être, des entreprises démocratiques, et faire rayonner notre démarche coopérative mutualiste.
Et ce sont ces échanges à l’international qui peuvent nourrir l’innovation et nous permettre d’aller plus loin.