Alain Coheur a étudié à l’université de Liège, à la Faculté de médecine, à l’école de santé publique (spécialisation dans la gestion de l’hôpital) et à la Faculté des sciences économiques et sociales. Depuis 1997, il coordonne différents projets transfrontaliers en soins de santé entre la Belgique, la France, les Pays-Bas, l’Allemagne et le Luxembourg financés par les fonds européens, Interreg. Vice-Président de Social Economy Europe, il est depuis 2018, administrateur de l’Institut Montparnasse, think-tank mutualiste qui étudie les transformations des entreprises de l’économie sociale, et en 2019 élu vice-président. En 2018, il devient membre du Conseil d’administration du CIRIEC (section belge et internationale). Il est élu en 2019, co-président du Forum international de l’Economie Sociale et Solidaire (ESS FI), anciennement les Rencontres du Mont Blanc.
Paul Jammar est juriste à l’Union Nationale des Mutualités Socialistes depuis 2001. Il est chargé du pôle juridique et gouvernance de Solidaris depuis 2013. Il est membre du Comité technique institué auprès de l’Office de contrôle de mutualités, et est en charge de la formation « Position juridique des mutualités en Belgique » dans le cadre du Master 2 en gouvernance mutualiste organisé en partenariat avec l’UVSQ et la MGEN.
Les entretiens de l'IM
Les entretiens de l'IM (Institut Montparnasse) ont pour but de donner la parole à un acteur du monde mutualiste, ou plus largement de l'ESS afin d'avoir un panorama de notre actualité. Aujourd'hui ce n'est pas une, mais deux personnes qui interviennent pour nous parler du système de santé Belge.
Pour faire un état des lieux des enjeux démocratiques lors des élections dans une Mutualité belge, Solidaris, nous accueillons Alain Coheur et Paul Jammar. Alain Coheur vous êtes directeur à la direction des affaires européennes et internationales de L’Union nationale des mutualités socialistes, Paul Jammar vous êtes conseiller juridique auprès du
secrétariat général de Solidaris. Très concrètement comment ça marche chez Solidaris, la 2e Mutualité belge ?
Paul Jammar, quel est le lien de votre Mutualité ou des mutualités en Belgique avec l’État ?
Les mutualités en Belgique ont le même lien avec l’État que n’importe quel citoyen belge.
Ce sont des organisations de droit privé qui rassemblent des personnes privées et qui n’ont donc aucun lien de dépendance avec l’État, si ce n’est que l’État, par l’entremise de l’Institut National d’Assurance Maladie Invalidité, nous a chargés d’une mission qui est de participer à l’exécution de l’assurance obligatoire soins de santé et indemnités.
Il s’agit donc d’une mission que nous effectuons en tant que personne privée et qui s’inscrit dans le cadre des services d’intérêt général (SIG) qui est connu par la règlementation européenne : il s’agit des entreprises dont l’activité est fondée sur le principe de solidarité.
Nous sommes donc à mi-chemin entre un service public et une entreprise active sur le marché concurrentiel.
Nous avons en vertu de ce statut quelques exonérations en ce qui concerne les règles du Marché Unique, et, notamment, nous ne sommes pas considérés comme une entreprise d’assurance. Nous ne sommes pas considérés non plus comme une entreprise financière. Nous évoluons dans ce cadre particulier qui a été dégagé par la Cour européenne de justice, « les services d’intérêt général », qui se caractérisent par un haut degré de solidarité dans le fonctionnement et dans les prestations, et l’absence de but lucratif.
Alain Coheur est-ce que vous pouvez préciser quelle est votre implication dans ces instances européennes mutualistes ?
Cette question nous ramène un peu à notre histoire.
Il faut savoir que les mutualités se sont très tôt regroupées avant la 1ère guerre mondiale mais également dans les années qui suivirent celle-ci et notamment dans le cadre de la démarche de l’Organisation Internationale du Travail (OIT°) visant à introduire une réglementation internationale relative à la protection économique et sanitaire des travailleurs par l’intermédiaire de régimes d’assurances sociales.
En juin 1927 se tint en effet à Genève la Xe Conférence internationale du travail, au cours de laquelle allaient être approuvées deux conventions relatives à l’assurance maladie. Les débats suscités par cette question lors de la conférence incitèrent des responsables d’institutions mutualistes et d’assurance maladie de différents pays à prendre l’initiative de se réunir à Bruxelles les 4 et 5 octobre 1927. Objectif de la rencontre : constituer une organisation internationale destinée à étendre et renforcer l’assurance maladie dans le monde. Ce fut la Conférence internationale des fédérations de secours mutuels et de
caisses d’assurance maladie qui allait être rebaptisée, lors de sa VIIe Assemblée générale en septembre 1936 à Prague, Conférence internationale de la mutualité et des assurances sociales (CIMAS). En 1947, la CIMAS adopta le nom d’Association Internationale de la Sécurité Sociale.
Si la transformation en octobre 1947 de la Conférence internationale de la mutualité et des assurances sociales en Association internationale de la sécurité sociale traduisait une évolution des assurances sociales vers le concept plus global de sécurité sociale, elle signifiait également, aux yeux des mutualistes, la disparition du terme mutualité de la nouvelle raison sociale de l’Association. Cette situation était inacceptable et conduisit en 1950 à la création de l’Association Internationale de la Mutualité (AIM).
En Europe, nous avons un noyau dur historique toujours bien présent d’organisations qui se retrouvent au sein des instances dirigeantes de l’AIM, ce sont les mutualités de France, Allemagne, Pays-Bas, Belgique, Luxembourg, Italie, Portugal et Espagne. Il y a également des mutualités en Angleterre et en Irlande mais elles ne sont plus directement présentes au niveau de l’AIM. Là où le bât blesse encore aujourd’hui sur le fonctionnement de notre modèle, c’est que les mutualités n’existent pas dans un certain nombre de pays, notamment dans les pays de l’Est ce qui fait que la Mutualité comme d’autres acteurs qui viennent de l’économie sociale se retrouvent un peu dans une situation de handicap, où, à la fois nous sommes bien représentés et en capacité de défendre nos intérêts auprès des instances européennes, et en même temps nous ne représentons pas l’ensemble des pays européens. Il existe bien entendu des assurances maladie obligatoires dans tous les pays européens, mais la Mutualité elle ne connaît pas cette présence partout.
Cependant, le rôle de l’AIM est fondamental : nous sommes les interlocuteurs des
institutions européennes, nous organisons donc notre travail en fonction de l’agenda de la Commission européenne ou du Parlement. Nous sommes à la fois une instance et, le mot est toujours un peu péjoratif, de lobby mais aussi de représentation de la Mutualité, de la défense de ses intérêts et de sa promotion là où elle n’existe pas.
Paul Jammar vous êtes à la veille des élections mutualistes en Belgique, quel bilan pouvez-vous faire de l’exercice de la démocratie dans le contexte notamment de Solidaris que vous représentez ?
La démocratie interne, qui est une des caractéristiques principales des mutualités, fonctionne. On peut constater que la mutualité est gérée par une assemblée générale composée de membres élus par l’ensemble des adhérents, que les conseils d’administration sont bien élus par ces représentants des adhérents, et on peut constater que, au 2e niveau, les institutions mutualistes élues par les assemblées générales de chacune des mutualités
pour assurer des tâches en commun, les unions nationales, les sociétés mutualistes, les sociétés mutualistes régionales, les sociétés mutualistes d’assurances, fonctionnent.
Cependant force est de constater qu’il y a une certaine érosion du processus démocratique au sein de l’ensemble des mutualités belges. Ce n’est pas propre à Solidaris. Il faut savoir que tout au début de l’histoire de Mutualité l’ensemble des adhérents formait l’assemblée générale de la Mutualité. Ça pouvait rassembler plusieurs centaines voire des milliers de personnes. Depuis 1990, un système de démocratie représentative a été instauré : les adhérents élisent des représentants qui vont, eux, composer l’Assemblée Générale de la
Mutualité. Mais nous constatons que lors des dernières élections (en 2016) il n’y a pour ainsi dire pas eu d’élections car il n’y avait pas assez de candidats et tous les postes n’ont donc
pas été pourvus. C’est un problème que toutes les mutualités de Belgique, et spécialement nous, se sont attachées à corriger sous l’impulsion de l’Office de contrôle des mutualités, un organisme public qui veille au bon fonctionnement des mutualités. Tout le monde s’est dit que ce processus démocratique indispensable à l’idée même de Mutualité doit être revigoré.
Pour ce faire, on a pris 2 mesures. D’une part, on a réduit le nombre de mandats à pourvoir dans l’espoir qu’il y aurait cette fois plus de candidats que de mandats ; et d’autre part la
communication aux adhérents sur l’existence des élections mutualistes, sur la manière de se porter candidats etc. a été multipliée. Un exemple : il y a 6 ans nous avions publié dans notre
magazine une demi-page sur les élections mutualistes, cette année le numéro d’octobre 2021 comporte 3 pleines pages dans le but de rappeler à nos adhérents qu’il leur est possible, et qu’il leur appartient même, de participer aux élections mutualistes. Notre président y a expliqué le pourquoi et le comment s’engager dans les instances de sa Mutualité et nous espérons ainsi susciter des vocations de candidats.
Alain Coheur, quelle image et perception Solidaris a-t-elle de son électorat ?
Depuis une petite dizaine d’années nous avons mis en place ce qu’on appelle « les enquêtes thermomètres » qui sont menées auprès de nos affiliés et auprès de la population menés par l’Institut Solidaris. Les dernières enquêtes que nous avons menées concernent la représentation de la sécurité sociale et des inégalités sociales. Sur les inégalités sociales, ce que nous avons mis en évidence , ce sont les causes profondes d’un système qui devient de plus en plus inégalitaire. Ce que nous voyons clairement c’est que pour pouvoir répondre à ce creusement des inégalités il fallait intervenir collectivement afin que les individus ne ressentent pas les inégalités comme une fatalité mais comme quelque chose sur lequel nous pouvons agir. Et l’un des défis les plus importants aujourd’hui c’est de redonner à la fois cette confiance dans la capacité qu’ont les institutions que nous représentons de pouvoir agir en tant que corps intermédiaire sur les déterminants de la santé, sur la lutte contre les inégalités sociales et contre les inégalités en santé, et que l’individu, lui, ne se sente pas seul, parce que c’est certainement une des manières les plus terrifiantes d’abandonner les combats et les luttes qui sont également non seulement individuelles mais collectives.
Voilà à travers cet exemple sur les inégalités une manière de percevoir les attentes de nos concitoyens et de nos affiliés.
Ça renforce également notre perception que nous avons, en tant que Mutualité, d’agir à partir de l’ensemble des informations que nous récoltons.
Ça nous cadre également dans la revendication que nous pouvons porter au niveau des autorités nationales et nous permet de mieux défendre les intérêts de nos affiliés.
Retrouvez la totalité des chiffres du baromètre de l’Institut Solidaris sur leur site internet
Paul Jammar comment percevez-vous la dimension démocratique des mutuelles belges ?
Les mutualités en Belgique sont un exemple même de démocratie participative que l’on
retrouve assez rarement dans les autres organisations, même si cela existe ailleurs.
Les mutualités s’assurent ainsi d’une représentativité qui est certaine, et surtout d’une
légitimité. Or la légitimité des mutualités en Belgique est une question extrêmement
importante parce qu’elle est remise en cause régulièrement par une série de partis
politiques, plutôt tenants du néolibéralisme, qui s’étonnent de voir des entreprises privées
participer à l’exécution d’un service public : l’assurance soins de santé. Régulièrement des
propositions de loi sont déposées qui envisagent de nous retirer cette fonction. Or si le
législateur, qui pourrait être mal inspiré, mettait fin aux mutualités, qui descendra dans la
rue pour défendre la Mutualité ?
C’est la question que nous nous posons et c’est là l’enjeu de la démocratie interne à la Mutualité. Il nous faut montrer à nos membres que nous ne sommes pas interchangeables avec une compagnie d’assurance ou une administration, que nous avons une spécificité qui est d’être à la fois celui qui participe à l’exécution de l’assurance maladie, que nous avons créée il y a plus d’un siècle, et à la fois celui qui défend, celui qui représente comme Alain l’a dit, celui qui accompagne le citoyen en sa qualité d’usager du service des soins de santé. Pour asseoir cette dimension nous avons mis en place toute une série de mécanismes. Alain en évoquait certains, le dernier que nous avons mis en place est une « cellule citoyenne. » L’objectif est de repérer parmi nos membres qui se présentent à nos guichets ceux qui ont envie de s’exprimer et de les mettre en situation de se faire entendre via soit des interventions comme cette interview, soit une participation aux Assises de la Mutualité, regroupement annuel au cours duquel nous faisons le point sur la situation de la Mutualité, son évolution etc.
C’est la démocratie directe que nous essayons d’organiser au sein de notre grande organisation pour redynamiser les forces militantes.
Alain Coheur un Think Tank comme l’Institut Montparnasse pourrait-il vous aider à porter vos projets politiques ?
Pour moi les enjeux se situent à plusieurs niveaux.
D’abord je pense qu’il y a la formation des administrateurs. Nous n’avons pas en Belgique suffisamment mis en exergue l’importance de la formation auprès des administrateurs.
La machine mutualiste fonctionne essentiellement avec des salariés et l’administrateur est très peu impliqué dans le fonctionnement de l’organisation. Mais on s’aperçoit aujourd’hui que ce rôle est aussi
essentiel au moment des élections mutualistes et certainement après or ce sont des centaines de nouveaux administrateurs qui arrivent à chaque fois. L’enjeu de la formation est donc essentiel et le savoir-faire qui a été développé par l’Institut Montparnasse y répond.
Avec des différences cependant, parce que la Belgique n’est pas la France, mais il y a tout de même des socles communs sur lesquels nous pouvons travailler ensemble. Nous avons mis en place très récemment au niveau de la Mutualité une cellule citoyenne qui permet de travailler sur le plaidoyer auprès des instances politiques. Nous sommes également fortement impliqués dans les instances qui gèrent l’assurance maladie pour renforcer notre capacité à mieux défendre nos affilés. Dernier élément, nous disposons d’un réseau associatif qui est très proche de la Mutualité.
Quand je dis « réseau associatif » ce sont les organisations représentatives des jeunes, des personnes handicapées, des personnes âgées, des mouvements féministes et qui participent à la dynamique mutualiste.
Plus globalement quels sont les enjeux de la démocratie aujourd’hui en Europe, en
Belgique et les impacts sur les mutualités pour vous Alain Coheur ?
C’est une vaste question qui pose celle de la démocratie participative à côté de la
démocratie représentative que nous connaissons tous et à travers les élections. Cette
démocratie participative monte vraiment en puissance et correspond aussi aux attentes des citoyens de manière beaucoup plus large parce que les enjeux de société aujourd’hui ne peuvent plus être uniquement dans les mains des responsables politiques au moment de la décision. Je pense que le citoyen joue un rôle important dans beaucoup de sujets qui nous percutent de manière spectaculaire comme le changement climatique et environnemental.
La conférence sur l’avenir de l’Europe offre aux citoyens européens une occasion unique, arrivant à point nommé, de débattre des priorités de l’Europe et des défis auxquels elle est confrontée
Je souhaiterais donc mettre en évidence une dynamique au niveau européen qui a été
lancée il y a quelques semaines ici, la « Conférence sur l’Avenir de l’Europe » qui implique
une participation citoyenne et la Mutualité ne peut pas être absente des débats qui vont
être menés. Il y a, bien entendu, une difficulté au niveau européen : la question linguistique qu’il ne faut jamais négliger ainsi que la perception culturelle que nous pouvons avoir sur certains sujets. Mais malgré tout, cet enjeu européen qui se terminera d’ici la fin mai 2022, est une opportunité pour la Mutualité pour s’exprimer sur un certain nombre de sujets que sont le changement climatique, la justice sociale, la transformation numérique et notamment les inégalités d’accès numérique, et leur impact. La Mutualité a le devoir de s’exprimer, d’affirmer des positions et de se faire entendre en tant qu’organisation représentative des citoyens. Car même si nous ne sommes pas présents dans tous les pays, nous avons cette légitimité qui nous est donnée à travers notre processus démocratique qui se répète tous les 6 ans dans la plupart des pays européens. Nous avons ce devoir d’agir, et dans la dimension européenne plus que jamais, parce que cela reste quand même, quelque part, la maison qui coiffe nos engagements au niveau national.”