Le renforcement des inégalités depuis la crise de 2008 a suscité d’importants travaux de recherche. En Angleterre, l’ouvrage de Richard Wilkinson The Spirit Level, a connu un grand succès. A partir de données sur les pays développés, il montre que le degré d’inégalité est en rapport avec de nombreux indicateurs négatifs tels que la mortalité infantile, la proportion de prisonniers de droit commun, le chômage des jeunes, la criminalité, etc. En France, l’ouvrage de Thomas Piketty analyse la montée tendancielle de l’inégalité et la paupérisation des classes moyennes. Dans les deux cas, l’inégalité est mesurée à partir de la distribution des revenus, et plus particulièrement de l’écart entre les plus riches et les plus pauvres. L’accroissement de cet écart et l’appauvrissement des plus pauvres sont considérés comme le fondement des dysfonctionnements dans les grands domaines de la vie sociale : travail, éducation, famille, sécurité. Sur les cartes qui précèdent, on a constaté que la relation de cause à effet entre les revenus et les inégalités sociales est plus complexe. Ces inégalités elles-mêmes peuvent être la cause de différences de revenus et non leur conséquence. Ainsi, un taux de chômage élevé accroitra l’écart entre les riches et les pauvres du fait que les chômeurs qui ont de faibles indemnités grossissent la masse des pauvres. De même, si les familles monoparentales sont fréquentes, le revenu des plus pauvres sera très faible car plus du tiers des parents de famille monoparentale se trouvent au-dessous du seuil de pauvreté. Les inégalités doivent être considérées dans leur ensemble, comme un système au sein duquel de nombreuses relations de causalité coexistent, les unes renforçant les autres sans que le revenu en constitue l’unique cause explicative.
Comme les relations entre toutes les formes d’inégalité sont toutes positives si l’on peut dire, en ce sens qu’elles se renforcent les unes les autres, un moyen simple de les saisir en bloc est de faire leur somme[1]. Mais, chacune est mesurée d’une manière différente, si bien que l’on serait conduit à additionner des carottes et des salades comme disent les économistes. Un moyen existe cependant : réduire chaque distribution des différentes formes d’inégalité à une distribution type, en l’occurrence, une loi de Gauss avec même moyenne et même écart-type pour chacune, puis en faire la somme. Ainsi chaque type d’inégalité aura le même poids dans le total. On a donc procédé de cette manière en reprenant les grands types d’inégalité qui ont été passés en revue dans les pages précédentes : éducatives avec la proportion de jeunes sans diplômes ; au travail avec la proportion de jeunes chômeurs ; familiales avec la proportion de familles monoparentales ; pauvreté avec le revenu à partir duquel on trouve les 10 % d’individus les plus pauvres ; revenu avec le rapport interquintile (rapport du seuil au-dessus duquel se trouvent les revenus des 20 % les plus pauvres au seuil à partir duquel se trouvent les 20 % les plus riches).
On a donc transformé chacune des distributions des cinq mesures de l’inégalité, en une distribution de Gauss de moyenne nulle et d’écart-type unité. Avant de cartographier leur somme qui doit fournir l’indice général d’inégalité, on a calculé les corrélations entre les cinq mesures (au niveau de leurs valeurs dans les départements). Le résultat est donné ci-dessous.
Rapport interquintile | Jeunes sans diplômes | Jeunes chômeurs | Familles monoparentales | |
Revenu des plus pauvres |
0,65 |
0,55 |
0,78 |
0,24 |
Rapport interquintile |
|
0,53 |
0,61 |
0,78 |
Jeunes sans diplômes |
|
|
0,51 |
0,32 |
Jeunes chômeurs |
|
|
|
0,38 |
Ce tableau offre une première idée des interférences entre les différentes formes d’inégalité : ainsi, la fréquence des familles monoparentales n’influence guère la baisse de revenu des plus pauvres (r=0,24) car elles sont plus fréquentes dans les grandes villes où le revenu des pauvres est un peu plus élevé. Pour la même raison, elles varient comme le rapport interquintile car il est plus élevé dans les villes. Chômage et absence de diplômes des jeunes, bas revenus des pauvres et forte inégalité vont de pair mais avec des corrélations assez modérées à l’exception de la relation forte entre chômage des jeunes et revenus des plus pauvres. Non seulement l’inégalité des revenus varie beaucoup selon les territoires, mais aussi la combinaison des facteurs qui la produisent.
La variabilité de l’indice total d’inégalité, somme des 5 indices partiels transformés comme on l’a dit, est représentée sur la carte 1 au niveau cantonal, niveau le plus fin que les statistiques du revenu permettent d’atteindre. Encore, certains cantons trop peu peuplés manquent-ils pour des raisons peu convaincantes de secret statistique que presque aucun autre pays développé ne met en pratique (ces cantons figurent en blanc sur la carte). Les différenciations régionales et urbaines apparaissent avec netteté. Quelle que soit la région, l’inégalité est plus importante dans les villes même moyennes, voire assez modestes (Cholet, Moulins, Mont de Marsan, Morlaix, etc.). En revanche, même dans des régions où règne une grande inégalité dans les cantons ruraux, les cantons qui entourent les grandes villes jouissent d’une plus grande égalité. On a vu que le chômage des jeunes y était moins intense, que leur niveau de diplôme était plus élevé, que les familles monoparentales y étaient rares et que, pour toutes ces raisons, les revenus des plus pauvres n’atteignaient pas un niveau trop faible. En quelque sorte, le centre des grandes agglomérations absorbe les facteurs d’inégalité, déchargeant de ce problème les communes suburbaines. L’inégalité n’est pas interne aux morceaux de l’agglomération mais entre ces morceaux à l’exception du centre, seul endroit où existe une mixité.
Les variations de l’inégalité dans les agglomérations et à leur proximité résultent donc des ségrégations qu’engendre la vie urbaine. Les différences d’inégalité pourraient, à première vue, être imputées à la situation par rapport aux grands centres donc au fait urbain plus qu’à des différences régionales. Ce n’est pas le cas. Les villes importantes sont loin d’être toutes aussi inégales comme on le voit sur la carte 2 où l’on a cartographié le degré d’inégalité dans ces villes pour chaque département. La carte qui apparaît avec les deux pôles négatifs du nord et du rivage méditerranéen et le pôle positif de l’ouest est la même que celle des seuls cantons ruraux (carte 3).
Deux structures de l’inégalité se superposent donc, l’une métropolitaine et l’autre régionale. Les fortes différences qui apparaissent entre les cantons qui ne dépendent pas d’une grande agglomération renvoient à des facteurs plus anciens que l’on peut qualifier d’anthropologiques. On voit en effet que des régions entières sont beaucoup plus égalitaires que d’autres. En tête de l’égalité, le grand Ouest, puis la Savoie, le revers est et sud du Massif Central, le Béarn et le Pays basque, l’Alsace et les Flandres. En tête de l’inégalité, le Languedoc Roussillon, la Corse, la Provence, le Nord, la Picardie, une grande partie de la Normandie, de la Champagne et de la Bourgogne, et la vallée moyenne de la Garonne. La carte 4 qui est un lissage de la carte 1 rend plus visible l’opposition entre ces deux types de région. Cette coupure entre une France de l’égalité et une France de l’inégalité reprend la coupure entre pays de tradition laïque et pays de tradition catholique, ce qui est doublement étrange : parce que la religion catholique n’est plus guère pratiquée en France et parce que les pays laïcs adhéraient à la morale de l’égalité républicaine plus que les autres. Des détails fins viennent confirmer la réactivation de l’opposition entre religion et laïcité. Ainsi la zone à la frontière des Côtes d’Armor et du Finistère est moins égalitaire que le reste de la Bretagne. Or cette zone a un long passé d’opposition à la religion. Autres coupures bien documentées historiquement, celles qui marquent la frontière religieuse de l’Ouest, dans le Saumurois et au sud de la Vendée. Inversement, à l’extrême nord, les cantons flamands très religieux jusqu’à une époque récente sont plus égalitaires qu’en Artois ; Idem de la coupure entre le nord-ouest de l’Ardèche, religieux et le sud-est non-pratiquant, coupure déjà décrite par André Siegfried dans son dernier ouvrage consacré à la géographie politique de l’Ardèche.
La politique n’est pas loin non plus de cette répartition de l’inégalité en France. La carte des zones les plus inégalitaires se rapproche de celle du FN au premier tour de l’élection présidentielle de 2012 avec ses records dans la large bande nord-est, la large bande méditerranéenne et la vallée moyenne de la Garonne. Le vote FN a pris les habits de la xénophobie, de la sécurité, du nationalisme, mais il peut aussi exprimer un désenchantement des promesses d’égalité non tenues par la République. La coïncidence entre inégalité et vote FN souffre cependant une grosse exception, celle des villes. On sait en effet que ce vote décroit à mesure qu’on se rapproche du centre des grandes villes. Or, comme on l’a vu, au contraire, l’inégalité s’accroit en direction du centre. De même, le rapprochement entre zones égalitaires et zones de tradition catholique n’est-il pas vérifié en Corse, très religieuse et très inégalitaire, ni a contrario dans le Val de Loire, d’Orléans à Saumur, égalitaire, mais déchristianisé de longue date. De même que l’inégalité ne se résume pas à la différence des revenus, la diversité des mentalités en France ne peut se résoudre à l’opposition catholicisme/laïcité.
Dans quelle mesure, l’égalité formelle prônée par la République s’est-elle dévoyée en inégalité réelle ? Dans quelle mesure, la religion catholique, hiérarchique et autoritaire a-t-elle été plus propice au maintien de l’égalité ? En rechercher les causes dépasse ce court commentaire de la géographie de l’inégalité, mais doit être sérieusement étudié si l’on veut faire progresser l’égalité dans notre pays.
Hervé Le Bras